libations
"Sans la liberté de pédaler, il n'y a pas de vignoble flatteur"
Troisième année N° 3 bis - Avril 2001
 
Camille Labour (1863-1941)
  Mon grand-père avec mes oncles
Jean (assis) et Robert (debout)

 Cahiers de notes de Camille Labour (Extraits) - 2ème partie

Résumé de l'épisode précédent :

Le 22 juillet de l'an de grâce 1894, notre héros quitte St Mandé à 5 heures du matin pour accompagner la première véritable course automobile de l'histoire organisée par le Petit Journal entre Paris et Rouen.
Nous retrouvons Camille à Mantes, où il a fait halte pour se restaurer, en compagnie des bolides de la course...

Légèrement incliné sur ma machine afin de mieux couper le vent, je roule entre deux rangées de grands arbres et seul je dévide le long ruban poudreux qui doit me mener à mon port.
Au sortir de table à Mantes, je descendis terminer mon inspection des voitures et examiner les dernières arrivées. Vingt véhicules de toutes formes se trouvaient rangés dans la grand cour de l'hôtel ou le long du trottoir sur la chaussée, autour desquels ingénieurs & mécaniciens discutaient à perte de vue.
Vingt minutes plus tard je retirai mon vélo de la remise où il se trouvait en compagnie d'autres bicyclettes ses surs perdu au travers des voitures à pétrole, je lui fis sa toilette, j'examinai ses roulements, lui glissai quelques gouttes d'huile, puis je l'enfourchai et m'élançai joyeusement dans la campagne ayant 10 minutes d'avance sur la première voiture.
En quittant Mantes je trouvai une route splendide dans laquelle je roulai à ravir, cette route ombragée de grands platanes est unie comme un billard et course d'abord à travers une plaine pendant quelques kilomètres avant de côtoyer la base d'une haute colline.
Dès le début je partis à fond de train, est-ce le déjeuner qui m'avait enlevé toute lassitude, toujours est-il que j'accélérais progressivement, je ne sentais pas mes jambes, aussi je ne roulais pas, je volais; la route était si unie que je ne ressentais aucune trépidation et sans les grands arbres qui défilaient avec une rapidité vertigineuse et la campagne qui se muait lentement j'eusse pu croire que je ne bougeais pas. J'allais alors à l'allure de 29 kilomètres à l'heure, allure que je maintins jusqu'à Vernon, à part la côte de Rolleboise que je gravis pédestrement.
A Rosny que je traversai en coup de vent tout le monde était dehors ou sur le seuil des maisons.
Peu après je rejoignis deux bicyclistes dont l'un était me dit-il professionnel; nous allâmes donc de conserve.
Mais la magnifique plaine que nous venions de parvenir depuis Mantes était fini, la montagne avait rejoint le fleuve et nous longions la base de la colline et le long de la Seine, puis à Rolleboise nous apparut une longue cote à gravir, le village s'étageait du reste jusqu'à mi-côte.
Au bout de cent mètres de montée ma belle ardeur s'éteignit subitement, mes deux compagnons firent force jarrets et parvinrent à la moitié de la montée, moi plus modeste je descendis de machine et grimpai à pied poussant tranquillement Jacqueline (ma bicyclette) devant moi ; aussi perdis-je bientôt de vue mes deux compagnons en grande avance sur moi.
Parvenu au sommet je me retournai émerveillé par la vaste perspective dont on jouit de là-haut. A mes pieds une plaine s'étendant au-delà du fleuve et fermée par une ceinture de collines étale cote à cote les champs d'avoine et les nappes d'or des blés, puis une longue ligne sinueuse de saules laisse deviner le cours d'un ruisseau. A l'extrémité est de la plaine les silhouettes des 2 tours de Notre Dame et de St. Maclou à Mantes se détachent nettement sur le clair horizon. Au nord le fleuve fait une immense boucle, baigne le pied de collines à pic au sommet des quelles se perçoit le sombre manteau de forets, puis revient à 2 kilomètres d'ici à Bonnières. Par-ci par-là quelques villages éparpillés étalent leur note gaie sur la verte campagne, c'est Guernes au bord de l'eau en face Rosny ; au-delà un bois touffu s'étageant sur le flanc d'une montagne très boisée c'est St. Martin la Garenne et quelques autres dont les noms m'échappent.
La route s'élève encore lentement puis ensuite commence une magnifique descente. De ce coté la vue est aussi fort jolie, mais arrêtée par les collines plus proches. Pourtant on aperçoit à droite les ruines de la vieille tour de la Roche Guyon.
Je me lance à fond de train dans la descente et je joins mes deux compagnons en bas de la côte, puis nous brûlons Bonnières, puis la route toujours superbe court le long de hautes collines dont les contreforts abruptes bordent la chaussée et forment une muraille de craie blanche immaculée qui éblouit les yeux, à droite la voie ferrée dont la Seine baigne le pied du talus enserre la route sur l'autre bord.
Sur cette admirable route on roule d'une allure folle sans s'en apercevoir; mes deux compagnons me suivant à une longueur de machine, je leur proposai de rouler tous trois de front. -" Non dirent-ils, vous nous entraînez laissez nous vous suivre, nous conservons mieux ainsi votre train, savez-vous que c'est du 30 à l'heure que vous menez!"
On passa ainsi Jeufosse sans ralentir, ayant toujours la haute muraille crayeuse au-dessus de nos têtes et la Seine à droite, la route est véritablement de toute beauté et c'est un plaisir de se promener ainsi. La côte au pied de laquelle nous roulons et qui atteint ici son maximum d'altitude s'élève à 126 mètres au-dessus de nous.
Quatre kilomètres sont de nouveau franchis, mais le train d'enfer de notre course, la fine poussière impalpable de la route avaient assoiffé mes deux compagnons,; à Port-Villez ils s'arrêtèrent et m'invitèrent à en faire autant, je déclinai l'offre et les perdis rapidement de vue.
De nouveau seul sur la route je traverse le village où je remarque comme partout du reste une animation certainement inaccoutumée chaque habitant paysan ou bourgeois est sur le seuil de sa maison; à l'extrémité du village c'est toute une pension de petites filles postées devant la maison; les petites sont devant assises les grandes derrière et debout, toutes très sages; je devine plutôt que je n'entends leur frais babil; quatre surs veillent avec sollicitude sur ce petit bataillon féminin mais elles-mêmes ne sont pas exemptes de curiosité cela se voit. Quand je passe une fillette plus hardie me crie de sa voix enfantine: -"Monsieur les voitures vont-elles bientôt venir? " Je leur jette au passage: "Dans dix minutes elles seront ici. " Vaguement alors je perçois un chuchotement mêlé de battements de mains tandis que plusieurs des enfants me crient: "Merci Monsieur. " et que les bonnes surs me font un gracieux salut de leur cornette.
Plus loin devant une fabrique se tiennent quelques ouvriers discutant avec animation les uns nue tête et les bras nus croisés sur leur poitrine, d'autres en gilet de travail. Voyant dans leur regard dirigé sur moi une muette interrogation je leur dis simplement : " Dix minutes " j'entends un " Merci " et je me retrouve en pleine compagne roulant à une allure toujours excessive m'excitant, me grisant par ma propre vitesse. C'est toujours la route taillée dans la craie, toujours le fleuve large et majestueux qui me poursuit, bien au-dessus de ma tête sont les broussailles tapissant de verdure le sommet du coteau. De l'autre cote du fleuve en face Port Villez s'enfonce profondément la vallée de l'Epte bornant la Normandie. Je roule encore un kilomètre puis j'entre en Normandie ; je roulais à l'instant en Seine & Oise maintenant je suis dans l'Eure.
Le clocher de Vernon m'apparaît puis la vallée s'élargit tandis que sur l'autre rive les hautes collines se rapprochent et viennent baigner leur base dans les eaux bourbeuses de la Seine.
Je pénètre lentement dans la ville ; une foule innombrable remplit la grand-rue et intercepte la circulation des cyclistes qui sont nombreux ainsi que des voitures qui ne peuvent aller qu'au pas.
A l'entrée de Vernon une députation qui doit être la municipalité ainsi que quelques autres gros bonnets de la ville se préparent à faire une ovation aux voitures, ingénieurs et rédacteurs du Petit Journal, Je m'arrête un instant et réponds aux renseignements que l'on me demande : " La première voiture me suit de près et ne peut tarder " dis-je.
J'entre donc lentement dans la ville, au même instant des cris me font retourner en même temps qu'un roulement sourd se fait entendre je vois la voiture du Comte de Dion qui arrive rapidement et s'arrête.
On peut dire que Vernon est descendu dans la rue tant la foule est compacte. Mais je sens le besoin de remettre du combustible dans la machine humaine et avisant un cabaret je descends et entre me faire servir un bouillon tiède dans le quel je fais battre un uf puis j'avale par-dessus un verre de bordeaux et me repose 20 minutes. (83k5 de St. Mandé, 2h20)


Laissant les Vernonais se porter avec curiosité vers la victoria au pétrole de MM. Panhard et Levassor qui vient d'arriver je jette en traversant la ville qui me parait assez intéressante un regard à droite et à gauche sur ses vieilles maison et sur son église. Je remarque que la plupart des cyclistes, et ils sont nombreux ici, ont un modèle de bicyclette dont le cadre diffère essentiellement de celui des bicyclettes de marques de Paris.
Vernon a bientôt disparu et je m'enfonce davantage dans la verte campagne à travers notre belle Normandie.
De nouveau je roule de conserve avec la voiture n°4 et de même qu'au départ de Poissy nous égrenons sur la route les nombreux cyclistes partis avec l'espoir d'accompagner la voiture et je reste bientôt seul à suivre Jean Sans Terre.
Les ovations se succèdent ; elles n'ont plus le caractère de ce matin ; Mantes c'est encore la banlieue, au-delà c'est la province ; ce qui était là-bas que curiosité est ici un événement.
Parfois je plains Jean Sans Terre ; ce qu'il distribue de coups de chapeaux est prodigieux, à droite et à gauche les paysans saluent profondément tandis que des jeunes filles offrent de jolis bouquets ; ah ! on ne s'arrête pas dans la voiture ! Des fruits même leur sont offerts. Un groupe de personnes se tenant sur la chaussée, la voiture fut obligée de stopper et une dame présenta alors une corbeille pleine de prunes.
Peu après la route étant bordée en talus deux charmantes jeunes filles un bouquet à la main se tiennent sur le talus et au passage le lancent adroitement sur le nez du Prince de Sagan.
Nous croisons de nombreux vélocipédistes venant la plupart de Gaillon, quelques uns font demi-tour au passage de la voiture, quelques uns que je rejoins m'apprennent qu'ils vont à Rouen.
La route plate jusqu'ici quitte le fleuve et devient onduleuse à partir du Goulet petit village d'où part une légère cote.
Au Goulet tend à Jean Sans Terre une ravissante petite fille tenant un bouquet qu'elle tend au rédacteur du Petit Journal ; celui ci prend l'enfant, l'embrasse et la rend à sa mère puis la machine roulante reprend sa course soulevant partout le même mouvement de curiosité.
- " C'est une marche triomphale dit Jean Sans Terre, on nous envoie de fleurs partout. "
- " Et vous embrassez partout les petites filles " lui dis-je.
- " Ah il le faut bien " dit-il en riant.
Mon allure superbe jusqu'ici fléchit un peu et atteint tout au plus 22 à 23 km à l'heure et la voiture n° 4 est bien loin en avant, je ne dois plus la rejoindre, les ondulations de la route d'une part puis la fatigue qui commence à se faire sentir diminue la souplesse des jarrets.
Néanmoins les sept kilomètres qui séparent le Goulet de Gaillon sont franchis et bientôt j'ai sous les yeux la magnifique vallée de l'Andelle dont la large échancrure va se perdre à l'horizon (3h20 - 97k7 de St. Mandé)
A Gaillon il y aurait quelque intérêt à visiter la ville ainsi qu'un vieux castel perché non loin d'ici, je me promets de visiter tout cela en détail une autre fois et plein d'ardeur je traverse la ville lorsque, arrivé à l'extrémité je jette les yeux devant moi et fais un bond sur ma bicyclette qui la fait gémir ; une cote, mais quelle cote ! 1200 mètres de longueur, toute droite, et d'un raide! Enfin après avoir fait la grimace je descends d machine et commence l'escalade à pied.
Cette longue cote est sillonnée du haut en bas de piétons, cyclistes, etc. de promeneurs enfin.
Pendant que je m'escrime à pousser ma bonne Jacqueline devant moi, un paysan la figure horriblement halé, vêtu d'une blouse neuve d'un bleu aveuglant, s'accroche à moi et ne me lâche pas durant la montée.
- " J'cré ben mon bon Monsieur que vous v'nez d'loin su c'te machine
- " Mais non, de Paris seulement.
- " Ed' paris ! c'est t'y ben vrai ! etc. etc.
La conversation de ce brave homme devait être sans doute intéressant, le malheur est que je n'y comprenais rien.
Le pays est ici très accidenté, ce n'est que vallons ou coteaux ; les sites agrestes ne manquent pas, par-ci par-là aux abords de quelque ferme s'ébattent oies poules et canards en parfaite intelligence ; à proximité de Vieux-Villez je dus modérer mon train afin d'éviter de faire un massacre de cette gente plumée.
Je roulais sur le plateau insouciant heureux de vivre et de voir, admirant les champs à droite et à gauche, content de rouler de nouveau sur un sol plat car j'adore la cote à bicyclette mais de loin seulement, lorsque après Vieux-Villez je débouche sur une descente extrêmement rapide du fond de laquelle partait une rampe non moins raide, au sommet de laquelle plusieurs personnes observaient les manoeuvres de descente et de montée des voitures et des cyclistes espérant in petto un écrabouillage général sans doute. Quelques vélocipedistes mirent pied à terre pour effectuer la descente ; quant à moi qui ai un faible pour les descentes, je passai la langue sur les lèvres et mesurai de l'il la profondeur puis tête baissée je dévalai la cote en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire. Un atroce pavé placé au fond du vallon sur 10 mètres bien mal à propos faillit me dépédaller, mais ma vitesse acquise était telle que je fis la moitié de la montée d'emblée. Je mis alors pied à terre.
Une dame moins heureuse que moi et descendant une partie de la rampe à vélo ramasse sur le pavé ce qu'en terme cycliste on appelle une formidable pelle ; pourtant j'eus le plaisir de la voir se relever et continuer ; j'en conclus qu'elle n'avait pas trop de mal. Au sommet se trouve le hameau de Gournay et la route courre maintenant sur un plateau élevé pendant une dizaine de kilomètres et atteint ici l'altitude de 194 mètres au hameau de la Fontaine Bellenger ; à droite et à gauche se déroulent de vertes prairies et de gros pâturages ; à tout instant de nouvelles perspectives s'ouvrent, à droite au-delà d'une plaine qui vient finir à un kilomètre à peine d'ici sur notre droite les collines s'éloignent à l'horizon et le regard s'y perd dans un lointain indécis et fait penser à l'infini.
Seul sur cette route solitaire que faire si ce n'est voir et songer ! J'admirais notre belle France qui depuis le matin se déroulait sous mes yeux charmés, avec ses multiples coteaux, ses vallons, ses villages tantôt coquets, tantôt rustiques, ses belles cultures, ses sites agrestes et je songeais, le songe n'est-il pas le compagnon de la solitude, qu'il est bon de pouvoir seul, sous la voûte céleste parcourir le monde librement, sous le hâle du vent ou l'ardeur du soleil, contempler les merveilleux tableaux tantôt gracieux, tantôt sévères dont la nature se plaît à se gaver ! Quelle jouissance est donc comparable à celle là ?
C'est assez lentement que je parcours le plateau qui de Gaillon va finir en pointe à St. Etienne du Vauvray ; mon allure s'est singulièrement ralentie, c'est à 17 ou 18 kilomètres à l'heure que je roule, je sens une lassitude dans les jarrets ; à Heudebouville la route monte insensiblement pendant quelques cents mètres puis ensuite roule en s'abaissant imperceptiblement l'espace de quatre kilomètres pour ensuite accentuer la descente par une pente magnifique au bas de laquelle une route magnifiquement ombragée mène à St. Cyr du Vaudreuil après avoir traversé la charmante rivière de l'Eure d'où une ravissante échappée de paysage s'offre à ma vue.
Mais ni les moulins dont la rivière est bordée de chaque coté des deux ponts, ni les longues files des grands peupliers bordant les rives sinueuses de l'Eure n'ont le don de me distraire ; une invincible fatigue n'envahit, chaque tour de pale est l'objet d'un nouvel effort. Je voudrais m'arrêter quelque part et boire quelque chose car j'ai une soif terrible, mais dans ce village on ne trouve pas à se ravitailler et puis, chose bizarre, je me sens vissé sur ma machine et n'ai pas l'idée d'en descendre.
Je déambulais donc assez péniblement à travers le Vaudreuil lorsqu'à l'extrémité du village je vis sortir d'une vacherie une jeune fille tenant un bol rempli de lait ; aussitôt je jetai sur ce lait des yeux fous ; oh supplice de Tantale, pourquoi ne m'arrêtais-je pas à cette vacherie ? pourquoi tirant la langue restais-je vissé sur ma machine ? Mystère. Ce ne fut que loin dans la plaine que je me reprochai ma stupidité et encore ne me sentis-je pas le courage de rebrousser chemin.
Assez ennuyé j'avançais donc à travers la plaine non sans appréhension car je sentais la fatigue m'envahir de plus en plus ; c'est avec peine que je parvins à rouler de quatre à dix à l'heure.
Ce qui peut paraître bizarre c'est que l'état moral est aussi affecté que l'état physique, je sentais ma tête vide et un vague étourdissement me prenait, et puis jetais seul sur cette route qui s'allongeait indéfiniment et disparaissait en un lointain détour ; pas un regard ami autour de moi pour me soutenir ; partout la campagne solitaire.
Hélas ma rêverie n'était pas couleur de rose en ce moment de découragement profond, de lugubres pensées assaillaient mon pauvre cerveau vidé.
Qui sait pensais-je, peut-être sus-je entendu sur la route ; il me semble être évanoui.
Machinalement je roulai lentement sans m'en rendre compte ; je fis ainsi peut-être trois, peut-être quatre kilomètres la pensée absente.
Ah misère de moi quelle ganache !
Un empierrement tout frais au milieu duquel était échouée une voiture à vapeur vint me tirer de ma torpeur.
Je sentis d'abord une bouffée de rage contre l'agent voyageur (illisible ­ Florence) dont l'imbécillité avait été à la hauteur de la circonstance, car c'était visible, c'est empierrement avait été fait exprès dans l'intention d'en jouer une bien bonne aux voiture. En effet trois n'avaient pu s'en sortir qu'à grand peine.
Je fis donc à pied Jacqueline sous mon bras les deux cents mètres dont la route était défoncée.
Cette diversion me fit du bien ; je filai plus vite et admirai avec un certain plaisir la célèbre cote des Deux Amants qui sépare la Seine de la vallée de l'Andelle
Puis le petit village des Damps franchi j'arrivais enfin .. des alternative de et de ralentis à Pont de l'Arche où je débouchai sur la grande place pleine de monde ; un instant après béatement assis devant une omelette et une bouteille de vin, c'était avec un plaisir évident que je me sentais renaître à la vie. (5h30 121k4 de St. Mandé) 22.07 ? ? (22.07 et illisible ajouté au crayon, probablement par Papa ­ Florence)
Je restai 40 minutes à Pont de l'Arche. J'avais comme voisin de table un cycliste venant de Gaillon et se dirigeant comme moi sur Rouen ; il m'offrit de partir avec moi et de m'entraîner ce que j'accepte avec reconnaissance.
Complètement remis je sautai en machine aussi léger que douze heures auparavant et nous partîmes mon compagnon et moi ainsi qu'un cycliste qui nous rejoignis peu après.
A la jonction des deux routes de Rouen et d'Elbeuf plusieurs personnes se tenant en permanence indiquaient obligeamment aux voyageurs la direction à suivre.
Une dernier fois je traversai la Seine fort large ici sur le long pont à la construction duquel se rattache une légende assez piquante et gauloise au souvenir de laquelle je souris en passant sur l'arche du milieu.
De même qu'à Pont de l'Arche d'obligeantes personnes se tiennent à Igoville au pied de la montagne et nous indiquent la nouvelle route qui prend brusquement à droite alors que l'ancienne continue tout droit.
Nous nous lançons dans la montée longue de 2 kilomètres mais relativement douce et vélocipédique aux deux tiers de laquelle un poteau nous indique que nous entrons en Seine Inférieure. Je laisse alors mes compagnons prendre de l'avance ; je veux surtout maintenant parcourir en touriste que je suis le reste du ruban et jouir à mon aise des 19 ( ?) ou 15 kilomètres qui me séparent de la capitale normande.
Par un étroit mais ravissant vallon au flanc duquel je vois accrochée une fort jolie propriété perdue à travers de grands chênes, je dégringole jusqu'au fleuve à Port St. Ouen.
La route maintenant suit le fleuve dont elle est séparée par de nombreuses habitations, à droite une muraille colossale la borde, ce sont les hautes collines ou plutôt le plateau qui bordé par l'Andelle vient finir brusquement ici.
La route élevée d'une trentaine de mètres au-dessus de la Seine permet de porter la vue assez loin sur l'autre rive à travers la sombre foret de Rouvray.
Je pédalais donc distraitement admirant à gauche les charmants cottages s'inclinant jusqu'à la Seine dont l'eau baigne le pied des jardins, je respirais l'air tiède embaumé se dégageant de leurs parterres fleuris, tout en jetant à droite un regard craintif sur les crevasses livides dont est sillonnée de haut en bas la falaise bordant la route, lorsque à quelques mètres en avant je vis ainsi que je le dis au début de ce récit deux cyclistes à pied, un homme et une jeune femme poussant péniblement leurs bicyclettes et paraissant très fatigués ; me souvenant de la défaillance physique et morale dont j'avais moi-même été la victime avant Pont de l'Arche je résolus de les secourir en ce qu'il était en mon pouvoir ; je leur remontai don le moral, le fis remonter en machine et les entraînai pendant quelques kilomètres après quoi je les quittai et m'élançai avec rapidité sous les formidables falaises de Bon Secours que j'avais hâte d'avoir dépassées. Le temps es splendide ; dans l'air pas un souffle, le large fleuve étale sa vaste nappe moirée que pas un souffle ne vient ternir de rides. Sur l'autre rive le grand faubourg manufacturier de Sotteville aux innombrables cheminées d'usine.
Enfin la grande cité m'apparaît avec ses flèches ses tours et ses clochetons ; c'est le Moyen Age dans toute sa splendeur !
Un dernier coup de pédale sous les oriflammes dont est couvert le long faubourg et je débouche sur le quai de au milieu de la foule que maintiennent quelques agents et qui saluent de hurrahs chaque nouvelle voiture à pétrole.
Je suis dans Rouen ; mon cur se dilate ; je ressens un véritable contentement ; j'ai don enfin effectué ce trajet de Paris à Rouen à bicyclette et je suis arrivé ! ma promenade est finie déjà ! j'ai presque regret d'avoir achevé ce charmant voyage.
A ma mine un peu hâlée, à mes habits couverts de poussière, pas trop pourtant, se lit sans doute que je viens de fournir ma longue course, car ayant mis pied à terre au milieu de la foule, je suis entouré et les questions de pleuvoir surtout lorsque je dis que j'arrive de Paris, mot magique qui a le don de faire ouvrir de grands yeux à quelques uns, car je ne parais pas fatigué sensiblement.
Je ressaute en selle pour suivre les quais jusqu'à la rue de la République où je pénètre enfin l'hôtel du Dauphin et d'Espagne, dans la cour duquel une dizaine de voitures à pétrole sont remisées. (7h09 139k7 de St. Mandé)
Une demi-heure plus tard je dînais en compagnie de M. x. du Château de Curgy venu sur la voiture de MM. Panhard & Levassor.
A minuit rentré à St. Mandé par l'express, je dormais du sommeil du bicycliste qui ressemble diantrement à celui du juste.

Camille Labour

NDLR : 140 km dans la journée sur un vélo d'au moins 20 kg et sans dérailleur...pas mal!
Maintenant nous savons pourquoi Thierry caracole toujours en tête du peloton des IVV,
c'est héréditaire!
  Course Paris-Rouen 1894

 Quelques liens pour en savoir plus sur la course automobile Paris -Rouen de 1894 :

http://www.amaf.asso.fr/acf/accueil.htm

http://www.autoworld.be/fr/3-2.htm

http://www.cnam.fr/museum/revue/ref/r24a06.html

http://perso.club-internet.fr/aliochar/originesf1.htm

http://www.ucad.fr/pub/virt/mp/peugeot/index.html