libations
"Sans la liberté de pédaler, il n'y a pas de vignoble flatteur"
Troisième année N° 3 - Février 2001

Cahiers de notes de Camille Labour (Extraits)

 

J'affirme que IVV n'a rien inventé.
En effet dès 1894, certains ont organisé des circuits mettant en scène différents ingrédients bien connus: vélo, voiture, suiveurs, pauses "ptite mousse" ou Chablis, vinasse, côtes (en tout genre). Cela dit, n'allez pas croire que c'étaient les voitures qui étaient les suiveuses, c'était même plutôt le contraire... D'où les petites pauses "ptite mousse" ou Chablis pour attendre les automobile! Bref, j'accuse Alain et les autres d'avoir détourné un concept plus que séculaire à leur profit, ils ont gardé les vélos, les voitures, les pauses, les côtes, mais dans un ordre différent pour pouvoir s'en jeter plus d'un derrière le gosier, ramener des provisions de vinasse à la maison et faire ch. leur petits camarades avec des côtes qui n'en finissent pas!

Bref: le feuilleton que vous allez retrouver sur votre site préféré a été écrit par mon grand père Camille Labour (1863-1941) en 1894, lorsqu'il a suivi la première course automobile organisée au monde.
Quelques clés pour tout comprendre:
la vinasse: Camille était courtier en vin à Bercy, grand amateur, et vous verrez qu'il ne se laisse pas assoiffer
le vélo: à l'époque il pesait une vingtaine de kilo, il est vraisemblable que c'est celui que j'ai connu à mon père et que nous avons ferraillé en 1988. Il avait 2 vitesses (un pignon de chaque côté de la roue arrière), pas de roue libre: pour changer de braquet, on s'arrêtait au bord du chemin, on retournait la roue et on repartait. Je m'en suis servi dans mon enfance!


Les annotations de Guy: c'était mon père (1907-2000)

Thierry 

 Camille1 Camille Labour (1863-1941)
 Camille2petit
Mon grand-père avec mes oncles
Jean (assis) et Robert (debout)

 Cahiers de notes de Camille Labour (Extraits) - 1ère partie

St Mandé A Rouen A Bicyclette

" Voyons Madame un peu d'énergie; à peine dix kilomètres nous séparent de Rouen; vous ne voudriez pas échouer au port.
- Ah Monsieur! Voyez-vous, je suis vannée.
- Je le vois pardieu bien Madame et si la galanterie française ne m'interdisait de formuler cette expression triviale, je dirais que vous en êtes au même point que moi qui, à quelques 20 kilomètres en arrière était passé à l'état de ganache.
Mais il ne sera pas dit que j'aurai croisé une collègue ès-bicyclette (jeune et jolie) sans lui porter aide et assistance et puisque votre compagnon en est incapable, allons, sautez en selle je vais vous entraîner tous les deux."

Cette conversation pouvait s'entendre au pied des hautes falaises crayeuses sur la route nationale entre St.-Crespin et Amfreville-la Mie Voie, c'est-à-dire à quelques kilomètres de Rouen dont la haute flèche se détachait dans l'azur du ciel.
Dans ma course rapide je venais de croiser deux personnages, un homme et une jeune femme en tenue de cycliste poussant à pied leur machine, devant eux, mais paraissant si harassés, si fourbus, que, pris de pitié je leur offrais en relevant leur courage abattu de les aider à poursuivre le terme de leur voyage qui, de même que pour moi était Rouen.
Pourtant j'arrivais de Paris à bicyclette.
(A cette époque, les bicyclettes pesaient bien 20 kg! - Guy)

En la personne de Jean Sans Terre (Pierre Giffard), le petit Journal ne dérogeant pas à sa règle annuelle, avait organisé un concours de voiture automobile, c'est à dire remplacer la traction animale par une impulsion mécanique quelconque, laissant du reste aux concurrents et inventeurs toute latitude d'adopter l'agent liquide ou fluide qui leur paraîtrait le plus propre à actionner la locomotion du véhicule.
Enthousiasmé de cette innovation si intéressante, je me promis d'étudier le produit de ce concours qui sans doute marquerait la genèse de nos (vulgo) sapins ("taxis" à chevaux - Guy) et omnibus de l'an 2000.
Or le classement du concours devant s'effectuer durant le trajet exécuté par les voitures concurrentes de Paris à Rouen en une seule journée, je me décidai de les accompagner à bicyclette.
32 ans (note dans la marge de Guy)

C'est pourquoi le dimanche 22 juillet an de grâce 1894 (retenez bien cette date mes arrière petits enfants) (Caroline Elisabeth ses arrières petites filles - Guy) à 5 heures du matin ma bonne bicyclette légèrement huilée et moi confortablement restauré nous partions gaiement de St. Mandé l'une portant l'autre mettant le cap sur la Normandie.

Paris reposant encore des fatigues de la veille fut facile à traverser et à part un arroseur municipal qui me fit faire des cheveux blancs dans les Champs-Élysées j'arrivai sans plaies ni bosses à l'Avenue du Bois de Boulogne que je descendis rapidement.

Je me jetais dans le bois par la charmante route de Suresnes, successivement défilèrent à mes cotés le lac, la cascade, la pelouse de Longchamp, le Pré Catelan, puis le taillis se resserrant, se firent de chaque coté du chemin des échappées de sous bois ombrés d'émeraude et tachetés par-ci par-là des rayons de soleil perçant le feuillage épais, tout cela emperlé de rosée donnait une fraîcheur parfumée à l'allée solitaire où je roulais.
En côtoyant le Mont Valérien je lui jetai en passant un long regard me souvenant d'avoir entendu jadis la Joséphine comme on appelait alors la grosse pièce.
Rapidement je franchis Rueil, Chatou, le Vésinet puis, passé le pont du Pecq j'arrivai me buter au pied de la côte de St. Germain.
Laissant les autres vélocipédistes s'escrimer à grimper la côte, je mis ma bicyclette sur mon épaule et montai les escaliers qui atteignent la terrasse. Quelques minutes plus tard j'étais chez un ami où je flânai en attendant l'arrivée des voitures dont le passage était signalé pour 9 heures (27 km de St. Mandé).
Devant une cohorte rue de Poissy assis à une table dont une bouteille de Chablis faisait l'ornement, nous dissertions M. Sevin et moi sur les conséquences de l'accroc donné à notre vieille routine pour le Petit Journal quand les cris de la foule annoncèrent l'arrivée des voitures puis coup sur coup des vélocipédistes dévalèrent devant nous à fond de train, gris de poussière.
Je serrai alors la main de M. Sevin, sautai en selle et filai à toutes pédales dans la direction de Poissy.

Afin d'éviter les désagréables ondulations que forme entre St. Germain et Mantes la route de Quarante Sous, surtout vers Ecqueviller et Flins on eut le bon esprit de délaisser celle-ci pour la route passant par Poissy, Triel et Meudon - beaucoup plus plane.

Un nuage de poussière dans la forêt de St. Germain m'indiqua les voitures; je dépassai la seconde; quant à la première malgré que je pédalasse avec fureur je n'y serais parvenu sans un arrêt de 10 minutes qu'elle fit à l'entrée de Poissy.

En traversant le pont de Poissy je mis pied à terre et m'accoudai un instant au parapet admirant le superbe paysage que forment les îles boisées au milieu du large fleuve et plein pour moi de si charmants souvenirs.

Je jette aussi un coup d'oeil à la perspective des hauteurs de Villennes, puis je saute en selle et en route.
Au sortir du pont je fus rejoint par la voiture n°4 qui prit une vitesse de plus en plus accélérée.
Mais alors je ne voulus pas me laisser distancer par le véhicule et me fis un point d'honneur de le suivre à quelque rapidité qu'il roulât. La route étant du reste magnifique je me lançai à une allure vertigineuse et me maintint ainsi à gauche de la machine à vapeur que je ne lâchai pas d'une longueur, nous étions trois qui maintenions cette allure extravagante les autres avaient lâché et restaient lin en arrière.
Par le passage des poteaux kilométriques je calculais que nous filions à une rapidité de 32 kilomètres à l'heure. Je ne roulais plus je volais et je ne sais trop si ma machine touchait terre.
Cette envolée vertigineuse à travers la campagne me grisait, je me sentais comme emporté par un tourbillon furieux, l'air qui me cinglait le visage augmentait encore cette illusion. J'étais lancé à ce point que lorsque du mauvais pavé paraissait sur la route je me jetais sur le trottoir sans ralentir puis je sautai de nouveau sur la chaussée au risque de briser ma machine en mille pièces; de même pour les ornières ou les ruisseaux, tout cela disparaissait en une seconde.

Cette furia dura jusqu'au de là de Triel puis mon allure se ralentit un peu forcément pour le long passage de Vaux néanmoins je roulais encore à un joli train et me retrouvais passé Vaux aux cotés de la voiture n°4, celle du centre de Dion dans laquelle avaient pris place outre le comte, Jean Sans Terre, le capitaine Place qui plus loin changea de voiture et le prince de Sagan. Cette voiture loin d'être gracieuse était plutôt lourde et formait deux parties distinctes: le moteur posé sur roues et la voiture, le premier pouvant s'adapter à toutes sortes de véhicules.

A part le pavage désagréable de Meulan la route reste magnifique jusqu'à Mézy : à droite s'élèvent de hautes collines dont nous côtoyons la base bordée de maisonnettes toutes enguirlandées de clématites en fleurs ou de chèvrefeuille.

Le long de la route ce sont toujours des paysans debout ou appuyés sur leurs bufs ou leur charrue, d'autres simplement assis sur le rebord de la route attendent patiemment; aux abords des villages des habitants assis sur le gazon en famille plusieurs ont des paniers de provisions afin d'assister au passage des fameuses voitures en déjeunant sur l'herbe.
Souvent l'un d'eux m'interpelle me demande un renseignement quelconque sur ceux qui me suivent et je leur jette au passage la réponse.

Une montée raide vint encore ralentir ma marche et mon allure modérée me permet de jouir de la pittoresque campagne qui se déroule à droite et à gauche devant nos yeux. A gauche j'aperçois Epône sur l'autre rive ainsi que la trouée de la vallée de la Mauldre qui s'enfonce entre deux chaînes de collines vers Maule et Beynel et dont le fond lointain est bleui dans la brume du matin.

Juziers, Gargenville, Issou sont franchis à allure moyenne avec des alternatives de côtes et de descentes, puis enfin du sommet d'une dernière colline je découvris tout près la ville de Mantes.

Dans Limay je m'égarais dans une mauvaise rue en traverse sans trottoirs dont le ruisseau courant au milieu formait plutôt une sorte d'ornière où ma bicyclette subissait péniblement les chocs des chaos de pavés. Cette rue bordée de vieilles maisons délabrées me conduisit après maints détours à l'ancien pont de Mantes que je jugeai par trop décrépit et suivis la rive l'espace de deux cent mètres, j'atteignis le mauvais pont au même moment que la voiture de comte de Dion.

Un coup de canon tonna à mes pieds à la minute où nous franchissions le pont de Mantes; modestement je m'adjugeai ma part du canon tiré en l'esprit du canonnier en l'honneur de la voiture seule. C'est très fier et au milieu d'une foule considérable que je fis le parcourt du pont à l'hôtel du Cheval Blanc but de la première étape (11h05 ­ 59k7de St. Mandé).
Aussitôt arrivé et ma bicyclette remisée je me fis conduire dans ma chambre où je me mis en état et changeai de flanelle, car la mienne était à tordre.

Dans la cour où je redescendis plusieurs voitures étaient arrivées et entourées d'innombrables visiteurs examinant curieusement les nouvelles voitures, omnibus, phaéton etc. Dont les chevaux étaient désormais exclus.
Soigneusement j'examinai chaque voiture m'enquis des renseignements qui pouvaient m'intéresser, il y en avait d'assez jolies et agréables entre autre celle de MM. Panhard & Levassor numérotée 23 ainsi que la voiture n° 29 de MM. Peugeot " Votre invention est sans doute très utile dis-je à l'un d'eux mais elle le serait infiniment davantage si au lieu de s'adapter à votre gros et lourd véhicule vous aviez glissé un petit moteur à pétrole à ma bicyclette."
" Mais, fit un voisin, ça vous chaufferait trop les cuisses."
" Ça ne fait rien dis-je à mon premier interlocuteur piochez ferme mon petit moteur et avisez moi dès que vous l'aurez combiné."
Là-dessus j'allai déjeuner, dans la salle à manger une immense table était dressée pour la circonstance; peu après entrèrent Jean Sans Terre, le capitaine Place qui eut un joli succès de curiosité avec son uniforme et ses décorations. Je déjeunai de fort bon appétit non sans répondre aux nombreuses questions dont mes voisins de droite et de gauche m'accablaient.

Laissons notre héros goûter un repos bien mérité ; rendez-vous très bientôt pour la deuxième partie des aventures de Camille Labour, vélocipédiste à la poursuite des monstres mécaniques...
 parisrouen Course Paris-Rouen 1894

 Quelques liens pour en savoir plus sur la course automobile Paris -Rouen de 1894 :

http://www.amaf.asso.fr/acf/accueil.htm

http://www.autoworld.be/fr/3-2.htm

http://www.cnam.fr/museum/revue/ref/r24a06.html

http://perso.club-internet.fr/aliochar/originesf1.htm

http://www.ucad.fr/pub/virt/mp/peugeot/index.html